Une soirée d’été

Paysage brumeux sur le lac
Photo: Kelly/ Pexels

Bernard Paquet

Collaborateur
24.10.2024

    C’était une rivière dangereuse. Elle se faufilait par à-coups entre des montagnes de roche pleines de mouches noires. Notre mère en faisait des cauchemars la nuit et en avait peur dès son réveil. Elle comprenait qu’il fallait bien que mon frère et moi nous nous occupions à quelque chose. Et elle savait aussi que de cette eau froide et sombre émanait un mystère que nous chercherions immanquablement à élucider. Mais bien souvent nous ne nous amusions qu’à tenter de lancer des roches de l’autre côté. Le jour où nous y parvenions, notre enfance tirait à sa fin.

    Ce que nous aimions aussi, c’était de mesurer la force des dangers qui nous guettaient. Sur notre gauche, il y avait des rapides qui tentaient de se calmer, et sur la droite le courant reprenait de la vitesse en se frottant au fond échevelé. Une seule fois j’ai traversé la rivière. Je savais à peine nager. La moindre gorgée d’eau m’aurait fait paniquer et je me serais noyé. Je n’ai jamais dit à ma mère ce que j’avais fait. 

    Une certaine fois, nous étions retourné à la rivière même après le souper. Quand la noirceur avait commencé à prendre, notre mère avait marché le demi mile qui la conduirait jusqu’à nous. Nous avions exagéré. Habituellement douce et conciliante, elle pouvait être sévère quand il était question des règles à respecter. Notre argument était que mon jeune frère était sur le point de réussir à quitter la petite enfance grâce à son caillou. Tentative après tentative, nous n’avions pas vu le temps passer. Mais cette fois-là notre mère ne tempêta pas, elle devint plutôt étrange. Elle s’intéressa à ce que nous faisions et se mit à tenter de faire la même chose que nous. Elle nous impressionna quand après avoir échoué à plusieurs reprises elle changea de main et y parvint du premier coup. Elle ne nous avait jamais dit qu’elle était gauchère.

    La nuit était totale quand elle nous fit remarquer que le ciel grondait au loin et que l’orage ne tarderait pas. Elle avait amené une lampe de poche et nous étions remontés jusqu’au chalet. À notre arrivée, il y avait sur la table un casse-tête dont le pourtour était déjà fait. Nous nous étions assis tous les trois et avions avancé le projet en discutant, en chantant, en mangeant du fromage et des biscuits-soda. Le temps passa, et l’heure habituelle de notre coucher était largement dépassée quand les éclairs et le tonnerre entreprirent d’envahir notre ciel. Le vent se leva et la pluie s’intensifia. Nos oreilles craintives et notre mince toiture y goûtèrent. Nous perdîmes vite l’électricité. Maman avait prévu des chandelles. Dans le blanc que la foudre projetait sur son visage, il y avait une peur que nous étions alors trop jeunes pour lire. 

    L’orage cessa de faire trembler notre chalet de carton. L’électricité allait sans doûte revenir dans quelques heures. Il était temps de se coucher. Je ne m’étais pas encore endormi quand je vis le reflet des phares d’une voiture sur le mur de notre chambre. Bientôt j’entendis un moteur s’arrêter et une portière se fermer. Il y eut des pas dans la véranda, puis la porte d’entrée s’ouvrit et se referma. J’entendis parler tout bas mais la voix nouée ma mère se rendit directement dans mes oreilles. 

    À cette époque, pour finir par se faire une paye qui avait de l’allure, les ouvriers devaient bien souvent faire du temps supplémentaire. Cette semaine-là, mon père n’avait pas pu rentrer au chalet avant minuit. Habituellement ma mère nous couchait assez tôt, et puis elle s’occupait comme elle le pouvait en attendant son retour. Mais en ce soir d’orage elle avait eu peur que la foudre ne lui tombe sur la tête. Elle nous avait gardés réveillés le plus longtemps possible. Le casse-tête, la collation et nos rires avaient pour mission de la rassurer. Quand mon père était enfin rentré, elle avait pleuré longuement dans ses bras.



À propos de Bernard Paquet

Collaborateur
Bernard est écrivain de quartier. Il est aussi le quincailler du coin.
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