Se rincer les deux yeux
Un conte de Noël, ou pas.
Autrefois, dans un pays froid, c’était encore l’hiver, et chaque jour le soleil montait à peine dans le ciel. On était à la veille de Noël, mais personne ne le savait car le temps qui passait alors appartenait à une période trop lointaine.
Il y avait un campement où une femme élevait seule sa jeune fille après que son compagnon l’eut abandonnée dès qu’il se fut rendu compte que leur enfant était aveugle. Il avait accusé sa compagne d’avoir commis des fautes ayant provoqué un châtiment qui s’était abattu sur eux.
Aigrie par les événements, la femme s’occupait plus ou moins bien de sa fille, et comme elle n’avait jamais appris à pêcher ou à chasser, elle parvenait difficilement à la nourrir. Bien souvent, il lui fallait quémander sa pitance à tout un chacun, et la honte qu’elle éprouvait s’était mutée en une colère permanente qu’elle déversait sur son enfant, l’accusant sans cesse d’être responsable de son malheur.
Malgré l’attitude de sa mère, et en dépit du fait qu’elle ne voyait pas, l’enfant grandissait heureuse et caressait le rêve de devenir une grande chasseuse, comme bien des hommes et des femmes de son village. Elle développa donc tous ses autres sens plus que tout autre personne. Son ouïe était fine et elle savait évaluer mieux que quiconque à quelle distance se trouvait un loup qui hurlait. Elle reconnaissait au toucher toutes les matières, au goût tous les aliments. Elle détectait à l’odorat la présence de tous les animaux sauvages. Elle avait demandé à ce qu’on lui apprenne à manier les armes de chasse, ce que les vieux firent avec plaisir, mais sa mère lui répétait qu’elle avait beau rêver devenir une chasseuse, le fait qu’elle soit aveugle ferait en sorte que cela ne se réaliserait jamais. Dans les pires moments, elle allait jusqu’à dire à sa fille qu’il aurait certainement mieux valu qu’elle meure dès sa naissance.
Vint donc cette nuit de Noël qui n’existait pas encore au cours de laquelle la jeune chasseuse aveugle entendit avant tout le monde, et même avant leurs chiens qui dormaient dehors, un ours qui rôdait. Comprenant qu’il se rapprochait rapidement du campement, elle sortit la première et brandit sa lance. Continuant à se servir de son ouïe, mais aussi de son odorat et du déplacement de l’air son visage, elle parvint à localiser l’ours avec précision. Quand l’animal fut à portée de lance, la jeune chasseuse entendit l’immense cœur de l’animal battre et elle y planta son arme en en faisant d’abord passer la pointe entre deux côtes. Après d’effroyables grognements, l’ours cessa de respirer. Arrachés à leurs rêves, les habitants du village sortirent voir ce qui se passait. La mère de la jeune chasseuse se mit à s’écrier que son idiote de fille venait de tuer un de leurs chiens. Devant les protestations de son enfant, elle lui prit la main et lui fit caresser la fourrure de l’ours en tentant de lui faire croire qu’il s’agissait d’un chien. Ce qu’elle ignorait, c’est que sa fille était la seule de leur communauté à pouvoir bien reconnaitre le jappement de chacun de leurs sept chiens et, au moment où cela se passait, elle les entendait tous. Elle n’était pas dupe. Mais sa mère la fit rapidement rentrer afin qu’elle n’entende pas les autres faire l’éloge du courage de sa fille. Elle la réprimanda plutôt d’avoir attiré inutilement l’attention de tous le monde.
L’hiver poursuivait donc son lent chemin vers le printemps et la jeune chasseuse continuait à s’entrainer en vue de sa vie future où elle aurait à nourrir ses enfants. Un jour qu’elle observait le ciel, un voilier d’oies passa au-dessus de sa tête. Elle avait entendu de vieux chasseurs raconter que ces oiseaux possédaient des dons de guérison. Avaient-ils celui de donner la vue à ceux qui ne l’avaient jamais eue? Elle les interrogea à ce sujet en parlant leur langue. Suspicieuses quant à la cécité de l’enfant, les bernaches la mirent à l’épreuve en virevoltant dans tous les sens, tout en lui demandant si elle pouvait leur dire combien elles étaient. Personne n’aurait pu les dénombrer à l’œil mais, en écoutant bien, elle put les dénombrer aussi facilement que si elle les avait vues. Elles étaient vingt-et-une. Elle leur répondit donc, et elles lui dirent en retour de se mouiller les yeux à l’eau d’un ruisseau dès son réveil, et ce pendant vingt-et-un jours. Quand elle voulut en savoir plus, les oies étaient déjà loin.
La fillette exécuta donc en secret ce que les grands oiseaux lui avaient prescrit et, au fil des jours, elle commença par voir un tout petit peu, puis, à la fin, complètement bien. Mais elle garda secrètes ses nouvelles facultés, et continua d’agir comme si elle était toujours aveugle.
Étant donné que sa mère vivait seule et qu’elle n’avait pas appris à chasser, un vieux lui proposa un jour d’aller à la chasse avec elle et sa fille. Il connaissait le caractère belliqueux de la jeune femme, mais il voulait surtout que la petite ne souffre pas de la faim. Ils durent faire une longue marche vers le lieu où le vieux savait que le gibier abondait. Une fois arrivés, ils aménagèrent une cache à partir de laquelle ils souhaitaient pouvoir observer les animaux sans en être vus, sentis ou entendus. Grâce aux dons que l’enfant avait développés avant de recouvrer la vue, ils purent s’installer étonnamment près de là où allaient surgir les bêtes.
Ils virent d’abord un petit cerf dont le fumant nez noir avançait avec prudence dans l’air sec et froid. Il était bien jeune car il arborait encore des taches blanches sur ses flancs. Le vieux expliqua à la jeune fille qu’il valait mieux le laisser vivre car ils pourraient le chasser plus tard, quand il serait plus en chair. Juste derrière le petit, ils aperçurent une femelle, la tête gardée bien haute et les oreilles pivotantes afin de détecter le moindre danger. Le vieux dit à la gamine que la femelle était parfaite pour la chasse, que sa chair était la meilleure qui soit. Puis ils observèrent un immense mâle portant des bois d’une amplitude impressionnante. Un tel panache indiquait qu’il avait traversé les années sans tomber sous les griffes des loups. Le vieux mit la petite en garde : il valait mieux le laisser tranquille car son cœur était logé si profondément dans sa cage thoracique que bien souvent on ne faisait que le blesser et qu’alors il devenait agressif et dangereux.
Puis le vieux invita la jeune, qu’il croyait toujours aveugle, à prendre sa lance afin de montrer à sa mère ce qu’elle était capable de faire. Les trois cerfs déambulaient maintenant devant eux, mais il y avait aussi d’autres animaux, plus petits, qui intégraient la parade. Quand un lapin passa bien près de la jeune chasseuse, sa mère, voulant la ridiculiser, lui cria de lancer son arme. Mais l’enfant ne bougea pas, prétextant que le « cerf » n’était pas assez bien positionné pour y planter sa lance. Et cela se répéta plusieurs fois, de telle manière que la mère se mit à vociférer contre son incapable de fille.
Mais arriva enfin le moment qu’attendait la petite chasseuse. Un autre lapin passa tout près d’elle, mais cette fois le grand cerf mâle passa, en même temps, derrière le petit animal. Sa mère lui cria de lancer son arme, ce qu’elle fit, mais plutôt que de viser le lapin, elle visa juste au-dessus, dans le flanc du grand cerf. Tout se passa ensuite très vite. Comme le vieux l’avait prédit, l’animal ne fut blessé qu’en surface et, fou de rage, il se braqua. Ils le virent pivoter son immense panache et se laisser tomber tête première sur la jeune mère qui s’était recroquevillée par terre. Toutes les pointes de la ramure du cerf s’enfoncèrent dans le sol tout autour de la femme qui devint prisonnière comme dans une cage. L’espace d’un instant, elle se crut morte, transpercée à de multiples endroits par les pointes du panache mais, dans les faits, aucune d’elles ne l’avaient touchée. C’est alors que le vieil homme se mit à pousser des cris stridents, à sautiller comme un fou, et cela mit en fuite le grand cerf.
Au moment où ils aidaient la jeune femme à se relever, le regard du vieux croisa longuement celui de l’enfant « aveugle ». Le secret était brisé.
Les siècles passèrent et la fête de Noël se mit un jour à faire partie de l’histoire. Aujourd’hui encore, le récit de la guérison de la jeune chasseuse traîne parfois sur les lèvres des plus vieux. Il fait toujours bon se rappeler cette histoire quand on atteint la période gravitant autour du solstice d’hiver. Car c’est durant cette période que la noirceur amorce son exil et que les yeux de plusieurs recommencent à voir, même secrètement.