Vis cachées

vis sur une table
Photo: Steve Johnson, Pexels

Bernard Paquet

Collaborateur
11.02.2025

Client — Avez-vous changé les vis de place? Je les trouve pas.

Quincailler — On les a mises ailleurs ça fait trois ans.

C — C’était pratique, comme c’était. On arrivait et puis elles étaient juste là. On avait pas besoin de les chercher.

Q — Venez avec moi, je vais vous montrer où on les a installées.

C — Vous les avez cachées pas mal loin.

Q — Si vous regardez comme il faut, vous allez vous rendre compte qu’elles sont plus proches de la caisse qu’avant. On a même agrandi le présentoir, et puis on a mis plus d’éclairage. On voulait que ça soit plus facile pour les clients.

C — Ah! Je les vois. Elles sont juste là. Bon, ça fait que tu vas me donner un quart de livre de celles-là, ici.

Q — Écoutez, ça doit faire 30 ans que les vis se vendent plus à la livre.

C —Vous les vendez comment, d’abord?

Q — On a des boîtes de 100, de 250, de 500. Même de 1000, si vous voulez.

C — J’en ai pas besoin de tant que ça. Vous en avez pas quelques-unes de lousses dans l’arrière-boutique?

Q — Je pense pas. Ici j’ai des petits paquets de 10. Mais regardez bien le prix.

C — Ouf! Ça fait cher la vis, ça.

Q — C’est vrai, mais c’est pas moi qui décide des prix.

C — À vrai dire, il doit bien m’en rester trois-quatre dans le garage. Je suis parti trop vite et j’ai pas pris le temps de regarder. C’est juste pour réparer la balançoire avant qu’elle tombe à terre. Ma femme arrête pas de m’en parler.

Q — Je vais pas vous forcer à en acheter. 

C — Toi, t’es-tu nouveau?

Q — Ça fait quatre ans que je travaille ici. À temps plein.

C — Es-tu le fils du propriétaire?

Q — Vous savez, lui et moi on a à peu près le même âge.

C — Ah! Ça fait que c’est à toi qu’il a vendu?

Q — J’ai pas l’intention de l’acheter. J’ai pas les moyens.

C — En tout cas, moi ça fait 50 ans que je suis client ici. J’ai tout vu ça se construire. Avant, y avait rien pantoute.

Q — Vous devez trouver que ça a beaucoup changé.

C — Je trouve surtout que les prix ont remonté pas mal.

Q — C’est bien certain que les prix, c’est rare que ça descend.

C — Mais là au moins je vais savoir où est-ce qu’elles sont les vis la prochaine fois. Puis quand je vais revenir chez nous je vais téléphoner à mon gendre pour lui dire que vous les avez changées de place. On se rend des petits services comme ça.

Q — Mais attendez pas trop longtemps avant de revenir nous voir, tout d’un coup qu’on les change encore de place.

C — Je vais peut-être être mort d’ici là.

Q — Vous avez pourtant l’air en pleine forme.

C — Je pète le feu mais ma femme veut pas que je sorte. Elle dit qu’elle a peur que je me perde.

Q — Ça vous est déjà arrivé?

C — Non non… Y a juste la fois où je me suis trompé de maison.

Q — Vous avez abouti chez vos voisins?

C — En fait je me suis rendu à la maison qu’on avait quand on s’est mariés. Une maudite belle place. Mais la porte était barrée et puis ma clé faisait plus. Finalement il y a quelqu’un qui a répondu et puis qui a appelé ma femme. Elle est venue me chercher.

Q — Là, votre femme, elle sait que vous êtes à la quincaillerie?

C — Elle dormait quand je suis parti. J’ai pas voulu la réveiller.

Q — Allez-vous aller directement chez vous en partant d’ici?

C — Où est-ce que tu veux que j’aille?

Q — Peut-être à votre ancienne maison?

C — Ah! Ça ça fait longtemps que je suis pas retourné là. C’est une maudite belle place.

Q — Je pense que je vais appeler votre femme pour lui dire où vous êtes.

C — Non, non, non, non! Après ça, elle voudra plus que je sorte. Elle se met toutes sortes d’idées dans la tête puis elle dit qu’il peut m’arriver quelque chose. Voulez-vous bien me dire ce qui peut m’arriver entre ici puis la maison? C’est à cinq minutes à pied.

Q — Vous avez pas de voiture? 

C — Je peux plus prendre mon char. Ils ont fait des tests et puis ils m’ont dit que mes yeux étaient plus assez bons pour conduire. Ça fait qu’ils m’ont enlevé mon permis. C’est drôle parce que je suis encore capable de lire le journal sans lunettes.

Q — Je comprends tout ça, mais on prendra pas de chance. Je vais appeler votre femme. C’est quoi votre numéro de téléphone?

C — T’es fatigant, toi! ! Mon numéro à la maison, ma femme me l’a écrit sur un bout de papier. Attends un instant que je le trouve… Mais tandis que t’es là, peux-tu me dire elles sont rendues où les vis? Elles étaient juste là, avant.



À propos de Bernard Paquet

Collaborateur
Bernard est écrivain de quartier. Il est aussi le quincailler du coin.
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