C’est dans la poche (le quincailler et sa cliente)

— Je pense que j’ai perdu mes clés. Je me demandais si je les avais pas oubliées ici.
— Vos clés? Je les ai pas vues. Avez-vous bien regardé dans votre sacoche?
— Je l’ai toute vidée tantôt. Elles étaient pas là.
— Me permettez-vous de regarder à mon tour?
— Ça me dérange pas, mais vous allez voir, elles sont pas là.
— Vous avez raison. Mais avez-vous bien fouillé dans vos poches?
— Attendez… Ah! Sont là! Dans ma poche d’en arrière. Elle est bonne, celle-là!
— Je suis vraiment content pour vous.
— Dire qu’il a fallu que je revienne sur mes pas, et puis y a une côte à monter. Là, je suis pas mal fatiguée.
— Voulez-vous vous assoir un peu? Je peux aller vous chercher une chaise.
— Je pense que je vais dire oui. Il y a trois mois je suis tombée et je me suis cassé des côtes, puis ça vient pas à bout de guérir. Ça fait que je fatigue plus vite.
— Vous êtes pas mal au milieu de la place, mais heureusement c’est tranquille dans le magasin. Prenez le temps de reprendre votre souffle avant de repartir.
— Je vous dis qu’on rajeunit pas.
— Je vous regarde, là, et je me demande si vous allez être capable de rentrer chez vous toute seule.
— Je vais vous dire, comme c’est parti là, je le sais plus.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un qui pourrait vous raccompagner? Il me semble que je vous ai souvent vue marcher avec une autre dame.
— Oui, mais là, elle est morte. Elle était plus solide sur ses pattes que moi, mais elle était toujours toute mêlée. Y a fallu qu’elle rentre à l’hôpital et puis elle est jamais ressortie.
— Mais avez-vous des enfants dans le coin?
— Ils sont tous en ville et puis ils travaillent.
— On pourrait quand mêmes les appeler. Faudrait pas que vous tombiez encore.
— Tomber? Arrêtez-moi ça! De toute façon, mes filles, elles sont chez-elles seulement la fin de semaine et puis certains soirs. Et puis dans ce temps-là il faut que je les appelle quand je sors toute seule. Une fois quand je pars puis une autre fois quand je suis revenue. Mais là…
— Ah! Si je comprends bien, vous êtes pas censée sortir quand vos enfants travaillent!
— Avant ça, je pouvais.
— Ça fait que là vous voulez pas qu’on les appelle parce qu’ils vont savoir que vous avez triché.
— C’est pas mal ça. Mais bon, écoutez, je vais être franche avec vous, je pense que je serai pas capable de rentrer à pied, même avec quelqu’un. Je me sens pas assez bien.
— Est-ce qu’il y a un taxi au village?
— Avant il y en avait un, mais personne le prenait, ça fait qu’il a arrêté.
— Est-ce que c’est loin, chez vous?
— C’est juste à côté. En auto c’est deux minutes, pas plus.
— Bon. Attendez-moi ici, je vais aller chercher mon char.
— Je voudrais pas vous faire perdre votre temps. Vous êtes quand même en train de travailler.
— Comme c’est parti là, j’ai pas le choix. Je suis pas pour vous laisser aller de même. De toute façon, dans ma définition de tâches c’est écrit : « Répondre aux besoins de la clientèle. » Ça doit être quelque chose comme ça que je suis en train de faire.