Bras-Coupé, Gros-Nez et Ti-Fort

cabane dans les bois
Image par robert1029 de Pixabay

Bernard Paquet

Collaborateur
27.09.2024

Une histoire presque tout à fait vraie

    Quand je les ai connus, ils avaient déjà beaucoup vieilli. Ils étaient les seuls d’une famille de quinze à ne pas s’être mariés. Trois frères vieux garçons formant une famille autant atypique qu’unie. Ils n’avaient jamais quitté la maison familiale. Celle-ci était restée intacte, bâtie avec du 3 X 5 empilé sur le plat, du papier noir de chaque côté et de la planche d’un pouce franc posée à la verticale à l’intérieur, à l’horizontale à l’extérieur. Les lattes, la laine minérale et le pare-vapeur, ça n’existait pas à l’époque. Mais la cabane de bois trônait toujours au bout du rang. Il s’agissait du dernier chemin de colonisation à avoir été ouvert dans la région. Ils y vivaient en originaux, en indépendants, comme si pour eux le temps s’était arrêté il y avait bien longtemps.

Possible de trouver une photo, ou un dessin, d’une vieille cabane de bois au milieu de la forêt? Dans le genre des illustrations qu’on peut trouver dans les contes pour enfants. 

    Le plus vieux, Ernest, n’avait qu’un seul bras complet. Il avait perdu la moitié de l’autre quand un puissant Percheron s’était élancé de toutes ses forces alors qu’on était à arrimer des chaînes sur un immense billot. Il n’était encore qu’un enfant et son petit bras avait été coupé net. En devenant un adulte il était demeuré petit et maigre, comme si l’accident l’avait gardé pour toujours dans le spectre de l’enfance. Mais qu’à cela ne tienne, c’était lui le chef, c’était lui le plus intelligent et il était aussi le seul à posséder un permis de conduire. La rumeur voulait qu’il ait réussi sa 6ième année uniquement en raison du puissant amour qu’il avait éprouvé pour sa maîtresse d’école. Son cœur brisé l’avait gardé célibataire à jamais.

    Le deuxième, Fernand, était réputé pour sa discrétion. On ne le voyait pas souvent car il cuisinait, faisait le ménage, le lavage et toutes les autres tâches ménagères. Il était de santé fragile et on lui épargnait de rentrer le bois et de pelleter. Né prématurément, en plein hiver, on croyait qu’il n’allait pas survivre. Mais on l’avait déposé pendant quelques mois sur la porte ouverte du four du poêle à bois, et il avait miraculeusement survécu. Il avait une face en grimace qui faisait rire et pleurer à la fois, sa laideur repoussante et sa touchante histoire de survie se mélangeant dans le cœur des gens. 

    Le plus jeune, Onésiphore, était doté d’une grande force physique. C’est lui qui conduisait le tracteur, qui creusait les puits, qui fendait en deux les grosses roches. Il savait souder, démonter et remonter un moteur, pouvait jouer avec confiance dans le panneau électrique. Mais il ne savait pas lire. Très jeune, il avait dû remplacer son père décédé soudainement. Il était désormais le seul de la famille à être assez habile pour traire leurs six vaches vite et bien, sans souiller le lait. Il extrayait de ce dernier la crème qui leur rapportait de quoi acheter de la farine. Son corps immense et les constants efforts qu’il devait faire le portèrent à manger plus que de raison et son cœur vacilla plusieurs fois. Il avait subi une grosse opération et il aimait montrer la cicatrice qu’il avait au milieu du thorax.

    Aujourd’hui les trois frères sont morts et enterrés, et c’est à mon tour d’être vieux. Existe-t-il encore bien des gens pouvant se rappeler la façon unique dont ils traversaient la vie ? Outre moi, peut-être ne reste-t-il que quelques-uns de ceux qui se moquaient d’eux en disant qu’ils avaient cessé d’évoluer en 1930. Au fond, cette boutade était bien fondée. Mais quand on voit la vitesse folle à laquelle vont maintenant les choses, ne serait-il pas si ridicule de souhaiter à notre tour, comme ces trois frères, que tout reste un peu comme avant ?

   Moi, le vieux torieux

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